Une fois réunies en un seul lieu les manufactures parisiennes autrefois dispersées, Colbert place Charles Le Brun à la tête des Gobelins. Le premier peintre du roi y instille un âge d’or d’une trentaine d’années, éveillant l’envie aussi bien en France qu’à l’étranger. Le Brun fournit lui-même les nouveaux cartons de tentures dont les tissages s’enchaînent à un rythme effréné, aussi bien sur haute que sur basse lice. Ce sont ainsi 775 pièces qui sortent de la manufacture dont 545 sont rehaussées de fils d’or. Les chefs d’œuvre se succèdent, les tentures des Muses, des Éléments, des Saisons ou L’Histoire d’Alexandre suscitent l’admiration et toutes sont à la gloire du roi. Hélas, cette vitalité créative soumise au pouvoir royal ne tarde pas à l’être aussi aux peintres ; les liciers gardent encore une certaine liberté sur le choix des couleurs et la transcription des détails du carton sur le métier, mais le XVIIIe ne sera pas aussi permissif.

Visite de Louis XIV à la Manufacture des Gobelins, le 15 octobre 1667. D'après un carton de Charles Le Brun. Tapisserie de basse lisse en laine, soie et fiil d'or.
Visite de Louis XIV à la Manufacture des Gobelins, le 15 octobre 1667. D'après un carton de Charles Le Brun. Tapisserie de basse lisse en laine, soie et fiil d'or.
Parallèlement, l’atelier de teinture installé en 1665 développe une palette de couleurs éclatantes et solides – dites grand teint – et s’essaie à quelques teintures chimiques. Au XVIIe, la palette compte une centaine de couleurs et environ six cent au siècle suivant, quand le Moyen-Âge n’en manie qu’une dizaine ! Luxe des privilégiés, les tapisseries daignent se montrer dans des décors aussi spectaculaires qu’éphémères lors de solennités où tout un chacun peut les admirer, mais ces évènements sont aussi rares que cet art est jalousé. Elles font naturellement les belles heures des cadeaux diplomatiques, exportant avec panache le prestige et l’excellence française à l’étranger. Partout, on vante la perfection de leur dessin, de leur tissage et le luxe de leurs matériaux, il est dès lors bien naturel que les chefs d’ateliers, signant régulièrement les tapisseries de leurs initiales, en tirent bénéfices et fierté à l’occasion de commandes privées. Ces dernières, libérées des impératifs royaux, donnent à voir des architectures irréelles, charmantes et poétiques renouvelant le vocabulaire esthétique de la fin du Grand Siècle, à la manière d’un Jean Bérain. Hélas, les guerres exigent toutes les ressources du trésor et après avoir abandonné les tissages en fils précieux, les Gobelins doivent fermer entre 1694 et 1699, faute de moyens.
Portière représentant Vénus et l'Amour, de la Tenture des Attributs de la Marine. D'après Jean Bérain, 1689 - 1692 © 2002 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi
Portière représentant Vénus et l'Amour, de la Tenture des Attributs de la Marine. D'après Jean Bérain, 1689 - 1692 © 2002 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi

Manufacture de prestige au XVIIIe siècle

Sous la direction notable du duc d’Antin puis du Marquis de Marigny, les directeurs de la manufacture font produire quelques 1700 tapisseries formant des tentures aux sujets mythologique, religieux ou romanesque dont L’Histoire de Don Quichotte (1715 – 1751) d’après Coypel est un succès retentissant. Tous les grands peintres de l’époque sont sollicités : Natoire, Boucher, Vanloo ou encore Oudry créent environ 250 nouveaux sujets à l’esthétique gracieuse et savante. Le prestige des Gobelins va de pair avec les commandes privées affluant de France et d’Europe que vient renforcer l’engouement pour les portraits tissés et les garnitures de meubles. Mais à force de soumettre les liciers à l’imitation fidèle des nuances picturales, l’usage des teintures grand teint ne suffit plus et il faut bientôt recourir aux petits teints peu résistants à la lumière.
Histoire de Don Quichotte Don Quichotte servi par les demoiselles de la Duchesse. D'après Charles-Antoine Coypel, 1779 © Isabelle Bideau, Mobilier national, janvier 2019.
Histoire de Don Quichotte Don Quichotte servi par les demoiselles de la Duchesse. D'après Charles-Antoine Coypel, 1779 © Isabelle Bideau, Mobilier national, janvier 2019.

Pour pallier ce désagrément, le coloris des tapisseries est haussé et le résultat jugé désastreux par Coypel qui critique en 1737 aussi bien la vulgarité des couleurs que la médiocrité du dessin. On lui demande son aide pour éviter le délitement de la manufacture et sa reprise en main permet d’éviter le pire. Mais la fin du siècle interroge un art qu’on veut identique à la peinture pour un coût bien plus élevé. Après la Révolution, fatale à nombre de tapisseries, les Gobelins traversent sans éclat le XIXe siècle. La basse lice est définitivement abandonnée en 1826 tandis que les découvertes chromatiques d’Eugène Chevreul simplifient la tâche des liciers. La production devient monotone si bien que la nomination du conservateur Alfred Darcel en 1871 puis celle de Jules Guiffrey en 1893 à la tête de la manufacture insufflent un renouveau inespéré.

Vivifiante modernité

Enfin, la singularité de la tapisserie est reconnue. La copie de tableaux est peu à peu délaissée au profit de cartons d’artistes modernes comme Moreau, Chéret ou Boutet de Montvel dont la manière correspond justement à l’essence de la tapisserie. On prône la simplification du modelé et de la palette, la mise en valeur du décoratif et du monumental jusqu’à ce que l’Exposition internationale de 1925 sacre la tapisserie et restaure sa fonction médiévale de cloison mobile. Bousculés par cette conception consciencieusement niée pendant plus de deux siècles, les Gobelins doivent s’adapter à un luxe éloigné des grands décors auxquels ils sont habitués. Les créations de Jean Dunand ou Paul Véra participent en ce sens de l’intérêt renouvelé pour la tapisserie comme un indispensable de l’intérieur moderne.

Jean Dunand, Pastorale tissée en 1933 © Isabelle Bideau, Mobilier national, janvier 2019.
Jean Dunand, Pastorale tissée en 1933 © Isabelle Bideau, Mobilier national, janvier 2019.

En 1936, le talentueux Jean Lurçat confie aux Gobelins sa première tapisserie, Les illusions d’Icare qui se révèlent tout aussi illusoires pour la manufacture parisienne dont Lurçat se détourne pour préférer celles d’Aubusson. Un an plus tard, les Gobelins sont rattachés au Mobilier National mais c’est après guerre que la nouvelle création tissée s’éveille et attire les artistes contemporains. Le long exercice de transcription de leur écriture dans des tissages d’excellence réunit aujourd’hui encore tradition et création contemporaine. En se l’appropriant, ces artistes soulignent la vitalité et la pérennité de cet art, toujours signé depuis 1889 du monogramme G traversé d’une broche à tisser.

Marielle Brie
Historienne de l’art pour le marché de l’art et les médias culturels.
Auteure du blog Objets d’Art et d’Histoire